DE L’ÉLABORATION DE L’ORDRE MORAL


Au fur et à mesure que s’affirmèrent ses capacités intellectuelles, l’Homme s’émancipa de l’étroit carcan du déterminisme animal. Certes il naissait et mourrait toujours, se reproduisait comme tous les mammifères mais il s’accouplait avant tout par plaisir et s’inventait d’autres activités que les seules obligations inhérentes à la survie. Parce qu’entre deux étreintes il prenait le temps de penser à autre chose qu’à chasser, il tenta de conceptualiser le monde. Les dualismes visibles les plus évidents, tels les couples : « jour-nuit », « soleil-lune » ou « homme-femme » l’incitèrent à structurer sa pensée sur un mode binaire. Sur le principe d’opposition il élabora le concept ‑ simpliste- du « bien » et du « mal ». Il s’était surpassé pour enfanter cette dualité ; pousser sa conceptualisation au-delà lui était alors impossible, ses neurones n’y auraient pas résisté.

Poursuivant sur sa lancée pré-philosophique, il lui fallut ranger l’intégralité de ses connaissances dans ces deux catégories puisqu’il n’en avait pas conçu d’autre. L’entreprise ne fut pas de tout repos. Comme lorsqu’on tente de caser un trop grand nombre d’objets dans d’étroits tiroirs, il dut forcer un peu. La nuit et son inquiétante lumière lunaire l’effrayait ; il les assimila au « mal ». Le jour et son apothéose solaire le rassuraient, il les incorpora au « bien ». Troublante comme la lune, inquiétante comme la nuit, la Femme fut logiquementassociée au « mal », rangeant implicitement l’Homme dans le camp du « bien » ‑ machisme préhistorique oblige…

Puisque la Femme, suprême source du plaisir pour lui, incarnait le côté obscur de la vie, l’Homme décida que tout ce qui procurait le plaisir appartenait au domaine du mal, tout ce qui générait la souffrance s’apparentait au registre du bien. Conséquence de la tare originelle, un obscur cheminement cérébral lui fit attribuer tous ses maux à l’impétuosité du désir charnel qui l’animait. Dès la préhistoire, après une courte et heureuse période d’extrême liberté des mœurs, la sexualité devint taboue. Pour exorciser le maléfice, l’Homme s’acharna – à toutes époques et sous toutes les latitudes – à mutiler les organes responsables du plaisir. Tailler à vif le sexe de l’homme ou supprimer ses attributs, ôter un organe entier à celui de la femme ou le séquestrer devint une obsession dans une majorité de peuplades.

Parce que la conscience de sa nouvelle liberté l’épouvantait, l’Homme s’empressa de la réfréner. C’était absurde ! Aux religions naissantes il associa toutes sortes de brimades destinées – il l’ignorait – à se rassurer en s’imposant un nouveau joug.

La Vie faisait la gueule ! Pour la première fois sur cette planète insignifiante elle avait offert à l’une de ses créatures le plus précieux des cadeaux : la conscience –donc la clé de la liberté – et celle-ci s’empressait de s’inventer des chaînes symboliques, bien avant d’avoir inventé les chaînes matérielles ! La Vie avait tout particulièrement fignolé la Femme, c’était sa plus grande fierté. Depuis sa repentance relative aux dinosaures elle savait ce qu’elle faisait ! Pourquoi fallait-il que l’Homme, non content de se charcuter lui-même, se mêle d’amputer un morceau essentiel de son chef-d’œuvre ! Pourquoi refusait-il obstinément d’être libre ? N’avait-elle pas bâclé son intellect ?

Pour exposer au mieux sa pensée embrouillée, disons que dans la tête embrumée de l’homme primitif tout ce qui lui faisait du « bien » était « mal », tout ce qui lui faisait du « mal » était « bien ». Il décréta le plaisir « négatif » et la souffrance « positive ». Comprenne qui pourra !

Ainsi l’esprit rudimentaire de l’homme enfanta les prémices pernicieuses de l’ordre moral. L’oxymore échappa pourtant à la logique et persista au cours des millénaires. Au long des âges, quelques pré-philosophes ‑ puis philosophes - téméraires dénoncèrent l’imposture : les fondements originels du premier ordre moral s’avéraient à la fois spécieux et nocifs. Face à l’hostilité générée par cette affirmation, ils n’insistaient pas cependant, peu soucieux de s’exposer au châtiment suprême, très en vogue depuis l’élimination du frère rival au sein de la famille initiale. Mieux valait afficher une apparente soumission plutôt que d’être pourfendu, découpé, écartelé, brûlé, pendu, guillotiné, fusillé, gazé, électrocuté, piqué, embastillé, karcherisé ou charterisé, selon les époques et les mœurs ambiantes.

Dès son invention, l’ordre moral, étayé par la religion, connut un vif succès et devint l’étalon incontestable à l’aune duquel se structura chaque société.

 

                                                                                                                                    JPM

 



                                                                        ***