ÉCRITS VAINS ET CRIS VAINS DE L’ÉCRIVAIN

 

L’écrivain pousse en vain – voire en vin – ses cris et ses écrits, raille le Livre.

 

Nonobstant l’insolence du Livre, appréhender la nature de la relation qu’il entretient avec son auteur s’avère hasardeux : « Les feux de l’amour » ? « La grande illusion » ? «Les tontons flingueurs » ?

Passé l’euphorie de la rencontre et des premiers serments, la relation au sein du «couple » n’évoque pas toujours « un long fleuve tranquille ». Le dialogue muet entre l’Auteur et son Livre en cours d’écriture s’instaure le plus souvent sur ce mode tant gainsbourgeois qu’itératif : « Je t’aime ! Moi non plus ! »

Une fois dissipés l’illusion des prémices, l’idylle initiale vire à la confrontation. Chacun entend dominer l’autre sans qu’il ait son mot à dire, à écrire. Une coloration « sado-maso » où les mots remplacent les chaînes et autres accessoires, enveloppe le couple infernal.

Qu’il se contente de s’écrire sous ma férule romanesque, le Livre, pense le créateur, contemplant avec hauteur la page blanche offerte à ses caprices littéraires. Qu’il reproduise mes mots avec fidélité et ne s’avise pas de trahir ma pensée !
L’Auteur se livre au Livre et le Livre livre au lecteur les stricts propos de l’Auteur. Ainsi le romancier conçoit-il son omnipotence littéraire.

L’Auteur me considère avec hauteur constate le Livre outragé. Croit-il que je vais me soumettre sans regimber ? N’en déplaise à ce despote, je dispose de mon libre arbitre !
L’Auteur s’imagine démiurge, architecte incontesté de sa création livresque dont il régente la destinée.

L’Auteur se berlue car toujours le Livre, insidieux, résiste. La « création » supposée soumise se mue en « créature » rebelle. En vain l’écrivain dicte au Livre sa verve. Les mots qu’il pense apprivoisés, regroupés en de dociles grappes syntaxiques parquées dans les enclos éthérés de sa créativité littéraire, lorsqu’il les libère ces mots s’éparpillent sur les pages vierges, échappant à la vigilance de l’Auteur. Le Livre s’écrit alors comme bon lui semble et l’Auteur, éberlué, hallucine. Il se croyait seul maître à bord de son stylo ou de son AZERTY, mais il assiste, incrédule, au sortilège : la page happe la pensée brute de l’Auteur, la triture et la dénature à sa guise. L’écrivain abusé voit les lettres se déverser sur le Livre comme l’enfant amusé – et alphabétisé – contemplait jadis les minuscules « lettres nouilles », flottant dans son potage, s’organiser en d’improbables arabesques.
L’Auteur, désemparé, tente d’imposer sa discipline à l’impétuosité du Livre mais n’y parvient jamais tout à fait. La mort dans l’âme, il constate la distance incompressible qui l’éloigne du Livre. Quel que soit le genre littéraire, le Livre, perfide, s’affranchit du dessein originel ; il impose sa propre « couleur » tant à l’histoire qu’il porte qu’au style qu’il donne à lire. Il ramifie l’histoire à son gré, entraîne l’Auteur, complice involontaire, dans sa transgression littéraire. Dans cet écart entre la fiction de l’Auteur et la réalité du Livre s’installe et s’épanouit la veine créatrice. Là, en une étrange alchimie, l’abstraction originelle prend corps, enfantée par l’interaction des protagonistes du couple Auteur-Livre. Une interaction qui, n’en déplaise aux chastes de l’idéal littéraire, confine à la fornication.
Le Livre terminé porte d’ailleurs les gènes de l’Auteur et du Livre en cours d’écriture. Ni tout à fait l’un, ni plus tout à fait l’autre, c’est un Livre mutant qui s’émancipe, se détache de son Auteur. Les deux deviennent alors étrangers l’un à l’autre car le Livre, ingrat, délaisse son créateur.
Il tente alors de séduire un potentiel éditeur. Pour cela, il aguiche en toute impudeur tout éditeur qui passe à sa portée. S’il y parvient, le perfide éditeur se hâte alors de relooker le Livre afin que l’auteur ne le reconnaisse plus qu’à moitié.

Tout aussi peu fidèle à l’éditeur qu’à l’auteur, le Livre publié court les rues. Insatiable, il se vautre dans le stupre car il ne se rassasie pas de séduire. Peu lui importe s’il a du pour cela trahir une fois de plus son auteur, accepter toutes les humiliations du calibrage imposées par l’éditeur. Il s’est laissé aseptiser, le Livre. Grisé, maquillé comme prostituée, il se traîne avec volupté dans les caniveaux des circuits littéraires. Alors, délaissant tout respect livresque, ivre d’une éphémère et factice notoriété qui lui procure une ineffable jouissance, le Livre, défiguré, parade dans les « grandes surfaces », rayon : prêt à consommer. Sans pudeur ni retenue, il lance au quidam imprudent qui se hasarde près de lui : Tu montes chéri(e) ?!

L’auteur outragé se détourne alors de son Livre qu’il ne reconnaît plus, ce m’as-tu vu qui l’a abandonné. L’écrivain humilié se réfugie dans la solitude voluptueuse d’une nouvelle gestation littéraire, création qui, pourtant – il le sait –, va elle aussi lui échapper.

Au pays de la création littéraire, « Les histoires d’amour finissent mal, en général ».

                                                                                                                                JPM

 

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