LES CLAIRIÈRES DE L’INTROSPECTION


Ronronnement lancinant du moteur qui berce en toi une fatigue alourdie de chaleur. L’autocar traîne sa pétarade poussiéreuse le long des routes monotones où la même couleur ocre s’étale à l’infini d’un désert caillouteux. Un village alangui en travers du chemin vient parfois rompre la routine des kilomètres accumulés…
C’est l’aspect éprouvant du voyage, le temps de la passivité, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire que de se laisser porter, en attendant… que ça se passe.
C’est un moment privilégié, chargé de magie hypnotique, une plage intemporelle où l’esprit averti s’affranchit pour un temps des entraves charnelles. Le corps, déchu, s’enlise en l’épaisseur poisseuse d’une irrépressible torpeur.
Emporté par ce continuel défilé de paysages sans cesse semblables bien que toujours autres, l’esprit laisse se déployer en lui les spires de l’imagination, de la rêverie et de la réflexion, sans chercher à les organiser, à les réduire. La pensée à l’état brut se contente alors d’exister à son gré. Dentelle de vapeurs légères, insaisissables, elle survole le pesant marécage de la vie matérielle. Éparses, des bribes d’images émergent en surface consciente, bulles de souvenirs un instant resurgis, pour s’engloutir ensuite dans les limbes de l’oubli. Tour à tour les minarets de Sainte Sophie se détachent sur fond de rues engorgées de lourds véhicules bariolés – vieilles voitures américaines en bout de course –, puis émergent ceux de la Mosquée Bleue, bientôt masqués par l’architecture du palais Topkapi…
La mémoire ainsi tiraillée vient ensuite s’échouer sur une frontière désolée…
A mesure que se prolonge l’inertie physique, la conscience délestée des contraintes du corps poursuit son expansion, envahit le volume disponible de l’être, s’abîme en ses profondeurs. L’enfance, sollicitée par quelque pensée insoumise, exhale des volutes de mémoires assoupies. Hagardes et ébouriffées elles tardent à s’animer, s’étirent gauchement, ravivent – en les bousculant – d’antiques réminiscences ensevelies, stratifiées depuis l’aube des temps. Ces ramifications souterraines de l’esprit qui enracinent chaque être dans les abysses du bourbier originel – matrice où s’élabora le premier germe de la vie animale –, codées et inconscientes d’habitude, se manifestent alors. Habillées des atours propres à la personnalité qui les porte, parées des couleurs spécifiques de l’instant, intactes et pourtant méconnaissables, ces bribes de la mémoire universelle se mêlent à la sarabande comme autant de semences propres à alimenter le vagabondage mental.
Tandis que l’autocar – peu concerné par l’état d’âme des passagers – poursuit cahin-caha ses embardées, aux paysages traversés correspondent les clairières de l’introspection où accède la réflexion en son errance à travers la forêt inextricable des idées. Chaque décor ainsi suggéré s’anime de la scène qui envahit ton esprit habité. Sur le plateau tendu entre le réel et « l’imaginé », en un curieux cortège se déploient les pensées que suscite ce télescopage de visions chamarrées.
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Telles sont les poussières de pensées qui gravitent en ton esprit, les vapeurs déjà évoquées qui alimentent ta torpeur lorsqu’un événement vient t’arracher à ta douillette léthargie. Un brusque rappel au réel.
A la sortie d’un village l’autocar s’immobilise, bloqué par un attroupement.


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