OPIUM


Une pièce vide, étriquée, aux murs dénudés. Perchée à l’étage d’une maison, en haut d’un escalier aussi abrupt qu’étroit en prise directe avec la rue : une fumerie d’opium quelque part en Orient.
Le maître d’œuvre s’affaire auprès de ses jeunes hôtes, un Américain et un Français – pour être plus précis -. Étendus face à face sur des nattes étalées à même le sol, une joue endolorie par la rugueuse complicité de solides coussins, les néophytes savourent les étranges voluptés opiacées, enveloppés dans un silence propice. Seul le magicien du lieu s’active, ordonnance la cérémonie. Assis entre les compères il prépare les pipes avec dextérité, alterne leur bénéficiaire. Tant la grâce et la précision du geste que le côté ésotérique du cérémonial captivent les amateurs de voluptés. Fascinés par l’alchimie ils contemplent, avec de l’extase dans la prunelle, la transmutation. Cette lourde pâte brunâtre, inerte et visqueuse, à l’odeur entêtante et âcre, libère de vivantes petites bulles de bonheur venu grésiller sur – et non « dans » – d’étranges pipes en forme de maracas. La substance ainsi sublimée se répand en vapeurs d’ivresse et de sensualité. Fourvoyées un moment dans les méandres des sens envoûtés, elles flottent ça et là au fil des sensations, puis se propagent au cerveau et viennent y mourir en un scintillement de myriades de petites étoiles, météores dont l’impact engendre la félicité…
Magique torpeur de l’instant irréel.


Un bruit cependant vient blesser le silence : des pas en provenance de l’escalier… Dans l’encadrement de la porte s’inscrivent soudain le contour d’un uniforme, une main armée d’un fusil. Aucune crainte cependant ne parvient à ternir l’ineffable quiétude. Perdus en un autre réel, les amis ne sont plus accessibles aux contingences matérielles. Ils ont appréhendé la situation et ses possibles conséquences, pourtant, bien que la nature exacte de la démarche policière leur soit inconnue, les Intuitifs ont ressenti comme une certitude immédiate que l’homme ne présentait pas, pour eux, un danger.
En effet, le maître de cérémonie se lève en toute sérénité, salue avec courtoisie l’arrivant qui ne lui est ni hostile ni étranger. Les deux hommes échangent quelques mots puis une liasse de billets change de main. Les acteurs de cette scène insolite se séparent ensuite sur un probable – bien que pakistanais – «au revoir, à demain », qui voit s’engloutir uniforme et fusil dans l’escalier.
Les voyageurs curieux s’informent : chaque fumerie de cette ville de l’Ouest pakistanais se doit, pour survivre, d’être « protégée » sous peine d’incendie ravageur.


Le silence revenu, le rituel se poursuit, les pipes succèdent aux pipes. Les pupilles se ferment jusqu’à devenir d’imperceptibles orifices. Elles ne laissent plus entrevoir le moindre sentiment ni filtrer la moindre émotion. Elles sont désormais désertées. La vie qui les habitait gravite en d’autres espaces où l’être s’est pour un temps morcelé, écartelé par les mille pulsions qui bercent son sommeil opiacé. Le seul dénominateur commun à ces élans anarchiques demeure, en toile de fond de cette incohérence, une ineffable torpeur qui enveloppe comme un cocon.


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