LA ROUPIE


Assis dans une chai shop, minuscule débit de boissons où le client peut s’abreuver de thé et de lassi – mélange de yaourt et de lait battu –, tu contemples la rue luisante de flaques. Telle une rivière de diamants elle scintille au moindre éclat du soleil. Sirotant un lassi, au gré de ces miroitements tu t’abîmes en de suaves rêveries, entrelacs de projections, de souvenirs anciens, de réminiscences afférentes au Voyage. Engourdi par ta méditation tu ne réagis pas lorsqu’un gosse d’une dizaine d’années, à moitié nu, s’arrête face à toi, main tendue. Trois mètres environ vous séparent. Tu observes le gamin immobile. Dans son regard se concentre l’expression de « toute la misère du monde ». Englué en ton marasme corporel, conséquence de ton effervescence psychique, sans t’arrêter à l’événement tu captes, pour l’interpréter, l’image prostrée de l’enfant. Simple esquisse animée néanmoins d’un regard plein, elle s’insère spontanément dans ton paysage onirique. Elle est l’Inde telle que tu as pu l’appréhender jusqu’à présent, si démunie et si riche pourtant. Le dénuement matériel conférerait-il à ceux qui le subissent dans cette partie du monde une surabondance spirituelle ? Ce jeune garçon, inclus à son insu dans le flux de ta réflexion, ignore qu’il a l’ineffable privilège à tes yeux de représenter à lui seul, en cet instant, l’Inde millénaire. L’histoire des dieux et des hommes de ce sous-continent, la saga d’un peuple depuis la nuit des temps avec ses espoirs et ses doutes, tu la vis dans les yeux de ce petit mendiant. Au terme de ces millénaires, parcourus l’espace de quelques minutes, de retour à l’instant présent tu décides de récompenser la persévérance du gamin. Tu lui tends un billet d’une roupie. Tu ignores alors que ton geste va, dans les secondes qui suivent, générer la discorde, précipiter ce coin de rue dans les affres de la guerre civile. Ainsi, dès que le petit garçon s’éloigne avec son trésor, quatre à cinq gamins, surgis de nulle part, se jettent sur lui pour se disputer la roupie. Lequel obtient gain de cause, tu l’ignores, mais l’âpreté, la soudaineté de l’échauffourée te laissent perplexe et désemparé.
Tu comprendras plus tard qu’une roupie – soixante-dix centimes de l’époque – représente une somme en ce pays. Une obole de cinq ou dix pesas – subdivision de la roupie – n’aurait pas suscité une telle effervescence, c’est l’aumône habituelle que donne un Indien.
S’il fallait nourrir plus avant ta réflexion, l’événement s’en était chargé. Tu compris, au-delà de ta naïve certitude d’être à l’unisson de ce peuple, qu’un gouffre culturel t’en séparait.
Ils sont trompeurs, les miroirs de l’Asie.



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