LA DÉCISION DU TROUBADOUR


Le Troubadour irradie de bonheur. Un bonheur un peu mitigé cependant, teinté d’une légère aura d’inquiétude. Bonheur parce que, d’ici quelques minutes, il va embarquer dans ce monstre de métal. Il changera d’avion à Koweït, puis, quand la porte de l’aéronef s’ouvrira de nouveau, l’Inde l’assaillira, grouillante et lumineuse – c’est du moins l’image qu’il cultive. Inquiétude parce que le doute s’insinue en son esprit. Rejoindre l’ami, parti un an plus tôt, ne signifiera pas forcément retrouver le personnage escompté, mais, peut-être, un être différent, inconnu. L’éventualité peut s’envisager, car, après huit mois de silence, des trois lettres reçues presque coup sur coup – bien que l’ami les ait écrites sur une période de deux mois –, émanait une étrange tonalité. Comme s’il évoluait dans un rêve permanent, à mille lieux des réalités quotidiennes. Cette tendance à l’utopie, le Troubadour la connaissait bien, mais, là, elle prenait une ampleur déconcertante.


Un jour le Troubadour reçut un aérogramme en provenance de Goa. La lecture de cette missive transforma instantanément son petit studio parisien en vaste plage de sable fin, ourlée de cocotiers, inondée de soleil. Elle lui évoqua aussitôt de flamboyantes mélodies. Parce qu’il chantait – fort bien – d’étranges et belles ballades de sa composition sur d’envoûtantes musiques qu’il enfantait de sa guitare, on l’avait surnommé « le Troubadour ». Ce soir-là, sur la plage, l’instrument alluma les étoiles, exalta le bruissement du vent dans les cocotiers, sublima le murmure lancinant de la mer. Puis il interpréta le gazouillis des oiseaux, inventa le frémissement du soleil couchant lorsque l’astre s’immerge dans les flots. Quand les derniers échos de la guitare se turent, que les murs de l’étroit logis se refermèrent sur lui, le Troubadour avait pris sa décision.
Retrouver la trace du Pèlerin était envisageable. Aux dernières nouvelles l’Itinérant se proposait, en quittant Goa, de descendre au Sud de l’Inde puis de remonter vers le Népal. Là, si les amis ne s’étaient pas encore rejoints, ils s’attendraient. La poste, efficace à Kathmandu, servirait de contact ; le Pèlerin l’avait spécifié dans sa dernière lettre. Comme le Troubadour tenait à rencontrer l’Inde, que le vol le moins onéreux l’amenait à Bombay, il décida de se rendre à Goa de toute façon. De là, faute de Pèlerin, il remonterait sans précipitation vers le Népal.


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