VIEILLIR

C’était arrivé insidieusement, ça s’était propagé imperceptiblement, de façon feutrée, comme se préparent les bataillons de virus avant de déclencher au sein de l’organisme la grande offensive d’une grippe majuscule. Il ne comprenait pas ce qui se tramait. Il en fut d’abord étonné, puis dérouté ; enfin, il se résigna.

Face aux premiers qui lui furent assénés, il tentait de les esquiver et cherchait instinctivement des yeux, derrière lui, les collègues ainsi apostrophés avec lui par son interlocuteur. Mais les recherches restaient vaines. Il dut se rendre à l’évidence : ces voussoiements lui étaient destinés en exclusivité. Il était seul et il était devenu « vous ». Il s’alarma tout d’abord et tenta d’enrayer le processus par de pitoyables invitations au tutoiement, invitations qui demeuraient sans effet. Pour mieux le lui rendre évident encore, d’aucun l’appelait Monsieur. Au sein d’une administration où le tutoiement était de rigueur, où l’emploi du prénom restait l’usage le plus répandu, il se questionnait quant à ces pratiques nouvelles à son égard et s’obstinait à ne pas comprendre ce qui lui arrivait.

L’attitude de certaines était plus étrange encore. Voussoiement clignotant pour l’une, qui, après une longue période de vouvoiement avec patronyme et poignée de main à la clé, eut une période indécise où elle passait du « vous » au « tu » sans prévenir, alternant le nom et le prénom jusqu’à ce qu’enfin elle opte pour le « tu » et le prénom assortis, ponctués de la bise pré-H1N1 adéquate. Une autre encore usait à son égard du vouvoiement strict avec distance réglementaire interdisant tout contact physique comme s’il était le porteur ultra contagieux du si redouté virus H1N1 anti-bise déjà évoqué. L’attitude la plus déconcertante consistait en une triple stratégie qui lui donnait le tournis parce qu’elle était imprévisible : celle-là oscillait, indécise, entre la bise avec parfois une grimace effarouchée à peine réprimée, l’ignorance – style : je ne t’ai pas vu je ne te salue pas – et « l’interpellation » sans salut préalable, le tout agrémenté toutefois du « tu » en usage au sein de cette administration.

Quant aux autres, la plupart s’étaient habitués à son contact et, stoïques, ne laissaient rien transparaître de leur épouvante.

Que signifiaient ces attitudes singulières à son égard ?

Tel le conjoint (la conjointe) trompé(e) est souvent le (la) seul(e) à tout ignorer de son infortune, il en fut le dernier informé. Quelques indices pourtant auraient du l’alerter. Depuis quelques années déjà, il croisait parfois ce visage empâté dont l’image s’immisçait subrepticement entre son miroir et lui-même lorsqu’il était mal réveillé. Il invectivait alors l’intrus qui avait l’outrecuidance de s’introduire dans sa salle de bain et celui ci déguerpissait aussitôt. Son visage de griffon mal toiletté, hirsute, hérissé de poils jaunes et blancs, l’irritait.

Il aurait pourtant dû se méfier. Ses apparitions répétées auraient dû lui mettre la puce à l’oreille mais, longtemps, la puce était restée dans les poils du griffon.

Mais que signifiaient donc ces attitudes singulières à son égard ?

Un maudit matin de janvier, il allait en avoir la révélation brutale :

Comme il empoignait, sans méfiance, le combiné téléphonique pour y recueillir l’appel qui lui était destiné, par la voix suave et pourtant diplomate d’un directeur des ressources humaines, l’administration lui assena la terrible réalité:

« Monsieur lui demanda cette voix, à quel âge envisagez-vous de prendre votre retraite ? »

Pour diplomate qu’elle fût, cette voix résonna en lui comme la déflagration d’une bombe et il comprit d’un coup ce mal qui le rongeait, qui, insensiblement mais inéluctablement, éloignait de lui ses jeunes collègues : au fil du temps, jour après jour, mois après mois, année après année, décennie après décennie, sans s’en apercevoir il était devenu vieux !

Tel était ce mouvement qui, semblable à la marée, l’emportait à la dérive pour l’échouer mollement sur les lointaines rives du troisième âge.

Il réalisa alors que l’intrus de la salle de bain, c’était lui ou plutôt la caricature de lui-même qu’il était devenu. Visage bouffi du boire et du manger compensateur d’un idéal perdu, les yeux cernés par l’accumulation des années, ventre arrondi aux bières du temps, le crâne à jamais déserté : telle était son apparence depuis un lustre ou deux. Il s’obstinait pourtant à ne pas y prêter attention, à ignorer l’inexorable détérioration en cours.

Son esprit restait vif et il lui semblait qu’une dichotomie de plus en plus prononcée entre son apparence physique – de plus en plus rance et de moins en moins physique, ne manqueraient pas d’ajouter avec un à propos mal venu les langues perfides – il lui semblait qu’une dichotomie de plus en plus prononcée entre son apparence physique et son état d’esprit s’était irrémédiablement installée. Il ne s’en formalisait pas cependant, convaincu que l’âge des artères importait moins que la qualité de l’état d’esprit. Il ne se souciait guère de son âge. Il pêchait par excès d’optimisme car d’autres s’en souciaient pour lui. Il découvrit alors que l’état de vieillesse ou de jeunesse ne se décrète pas par un simple artifice de la volonté. Outre l’irréfutable verdict arithmétique, la vieillesse se définit d’abord par le regard des autres. Il était vieux parce que les autres les plus jeunes surtout le voyaient vieux !

Il n’y avait rien à redire, aucune indulgence à espérer. Il subissait, incrédule, comme une expérience nouvelle, l’état de vieillesse avec les discriminations qu’il implique inéluctablement.

C’était « râpé » ! Il était vieux !

Il était vieux, soit ! La société le classait dans la catégorie « fin de parcours professionnel » ; il n’avait rien à objecter ; il en prît donc son parti.

Il était temps pour lui de tirer sa révérence. S’il avait eu quelque responsabilité, s’il avait été « chef », le regard eût été différent. Les chefs âgés sont adulés ou détestés, plus ou moins respectés, mais toujours tolérés et généralement vouvoyés. Lui, il dépassait les bornes ! Simple employé à son âge ce n’était pas concevable. Vraisemblablement le signe d’une médiocrité intellectuelle prononcée, non ?

Le versant professionnel de sa vie lui avait toujours semblé subsidiaire et il n’avait jamais eu à l’esprit de « faire carrière ». Son obstination à se tenir en retrait – hors du contexte professionnel –, sa réelle indifférence au prestige supposé de la hiérarchie, ces péchés mortels auraient d’ailleurs ruiné ses espérances dans l’œuf s’il avait prétendu se hisser dans la dite hiérarchie. C’est donc au pied de cette hiérarchie magnifique qu’il avait exercé, dans l’ombre et à son rythme, son « petit bonhomme » de métier. Il n’était fait ni pour commander ni pour obéir car il détestait ces deux postures indissolublement vassales l’une de l’autre. L’indépendance était son lot.

La fonction qu’il exerçait lui avait permis de découvrir des univers dont il n’aurait pas même soupçonné l’existence, qui lui seraient restés à jamais étrangers s’il n’avait travaillé dans cette administration. Il ne lui demandait rien de plus. Il y avait beaucoup appris de l’humain et c’était là pour lui l’essentiel.

Le jeune homme élitiste et volontiers intransigeant qu’il avait été y avait beaucoup gagné en indulgence, tolérance et compassion, beaucoup perdu en illusion aussi.

Il partirait donc, sans regret, à la découverte d’un nouveau versant de sa vie. Il souhaitait que le voyage dure encore un bon moment car il ne se lassait pas de cette traversée. Il n’abdiquait pas la dynamique de sa personnalité et n’envisageait pas de se réfugier dans la routine ouatée d’une retraite soporifique, à peaufiner les plis de son futur suaire.

Il entamerait une nouvelle étape au cours de sa traversée, étape dont il ignorait la durée, qui serait elle aussi – il l’espérait – riche en enseignements car, comme l’éponge, il s’imbibait – pour en tirer la quintessence – de la substance de tout ce qui lui passait à porté de conscience.

« S’il ne s’imbibait que de cela ce serait un moindre mal » ne manqueraient pas d’ajouter les malveillants s’ils pouvaient lire en ses pensées ! Bourguignon de souche, il ne cachait pas son amour du vin et prenait parfois plaisir à « en rajouter » une louche (un verre plutôt ?).

Bref, depuis son origine il était en état de construction perpétuelle (et non pas en état d’ivresse !) et il en serait ainsi jusqu’à la fermeture définitive.

En attendant, tant qu’il serait en état de le faire, il comptait vivre tout son soûl, fixant lui-même ses propres règles du jeu, organisant ses contraintes à sa guise et ça, c’était inestimable !
La si mal nommée « retraite » serait-elle l’âge d’or ? La médaille comporte toutefois son revers : lorsqu’on y parvient, on n’est plus un perdreau de l’année. L’humain gagne énormément en sagesse avec l’âge, se plaisait-il à se rassurer !

L’homme mûr aime à se croire supérieur à l’homme jeune, il accepte ainsi un peu mieux l’inquiétant effet grossissant qui le rapproche de la mort.


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